Dès le début du film, j'ai été transporté par l'ambiance du film, qui est à l'image de cette musique
douce et immersive qui fait de chaque plan une merveille. L'atmosphère est posée d'emblée : on ne va pas rire mais on va savourer chaque plan, chaque regard, chaque dialogue, et c'est typiquement
le genre d'expériences qui me font aimer le cinéma. Pendant presque 9 minutes d'introduction presque sans dialogue (chose que j'avais rarement vu avant pour ce genre de films, à part chez
Lars von Trier), j'ai savouré les images tout comme la bande-son. Le personnage nous est présenté : solitaire, vivant dans un grand
appartement sobre. En 9 minutes, beaucoup de choses sont dites.
Steve McQueen nous montre le désir, l'addiction sexuelle chez Brandon de
façon harmonieuse et réservée, avec la retenue qu'il est nécessaire d'appliquer lorsqu'on ne veut pas faire de son film un truc trop grotesque. Cette introduction nous montre que cette obsession
presque maladive provoque chez lui un renfermement. Il vit seul, visiblement très seul, au coeur d'une vie morne et très ordonnée, régie par son addiction qui constitue l'essentiel de ses
préoccupations. Tellement préoccupante qu'il ne prend pas la peine de répondre à sa soeur au téléphone, préférant écouter ses messages au réveil que de la laisser chambouler son petit monde bien
rangé. Finalement, cette introduction se termine par une séquence de regards dans le métro absolument envoûtante, où les non-dits et la subtilité annoncent un film astucieux et implicite. Cette
scène de regards est accompagnée d'une magnifique musique de
Harry Escott ressemblant à s'y méprendre à la musique de
La Ligne Rouge de
Hans Zimmer. On pourrait quasiment appeler ça du semi-plagiat, mais qu'importe :
la musique colle à merveille à la scène et met en évidence toute la tension qui opère psychologiquement sur le personnage principal. Une musique qui monte en puissance et met en valeur avec
beauté l'une des scènes qui m'a le plus troublé cette année. La séquence dure pratiquement 3 minutes. Trois minutes à filmer deux personnages qui s'observent fixement dans le métro. Pas de
dialogue, mais seulement des plans fixes sur les regards fixes des personnages. La scène est subtile car le talent des acteurs permet au spectateur de saisir avec exactitude les pensées
qu'impliquent ces regards, et j'admets que je ne voulais pas que cette scène se termine. Le regard de
Fassbender, extrêmement profond et
évocateur, m'a fasciné dans cette scène comme dans les suivantes, et il est clair que l'acteur a été exploité de façon magistrale tout au long de l'intrigue.
La suite contient également son lot de plans somptueux et intelligents, et le film ne perd jamais en
force malgré un début aussi percutant. Essentiellement, le film est constitué d'un assez grand nombre de plans-séquences, chose dont je raffole au cinéma. Ne serait-ce que pour un dialogue, quand
je regarde un film je me dis régulièrement : "
mais pourquoi le mec aux commandes des caméras se fait chier à changer de plan constamment entre les deux interlocuteurs, alors qu'un plan sans
coupure réunissant les deux acteurs est plus malin et plus intéressant ?".
Shame fait ça à la perfection, les plans n'étant coupés que
si nécessaire, nous laissant le ravissement de savourer chaque séquence, comme par exemple le footing de nuit avec le long travelling. On peut citer également tout le passage entre
Michael Fassbender et
Nicole Beharie, au restaurant puis dans la rue, qui sont absolument
délectables avec des dialogues extrêmement bien écrits.
Marianne (le personnage de
Nicole Beharie) est
l'un des deux éléments perturbateurs de la vie de Brandon, avec évidemment sa soeur Sissy. Toutes les deux font naître chez lui des sentiments, et Brandon montre qu'il ne peut pas laisser entrer
l'amour dans sa vie, que ce soit le sentiment amoureux comme fraternel. Pour ceci il souffre, condamné à la frustration et à continuer cette vie qui l'accable. En ceci, le personnage est
travaillé et
Steve McQueen nous le présente avec humanité et sans jamais porter de jugement sur ses actes, ce qui fait du film un véritable
drame et non une banale intrigue rapidement oubliée. C'est vraiment très fort. Et pourtant... Brandon a certainement tout pour changer ses habitudes, il lui suffit d'avoir le déclic nécessaire
pour offrir un tournant à sa vie. La scène dans le bar, où Brandon regarde sa soeur chanter "New York", est un grand moment de sensibilité cinématographique. Encore une fois, le regard fixe et
profond de Michael Fassbender fait des miracles et la larme du personnage principal n'a d'autre effet que de montrer au spectateur que la sensibilité de Brandon est bien présente, et peut-être
même bien plus présente que chez la plupart des gens. La scène est véritablement sublime.
Qui plus est, Shame ne s'attarde pas seulement sur le personnage de
Fassbender, mais également sur celui de
Carey Mulligan, qui elle aussi fait preuve de tout son
talent pour émouvoir jusqu'à la fin. A l'opposé de Brandon, elle est en manque d'amour et d'affection, qu'elle recherche auprès de son frère mais qu'elle se voit refuser. La relation entre les
deux est parfaitement bien traitée, avec vérité, et la scène de la dispute est notamment un brillant passage du film qui est déjà lui-même brillant dans son intégralité. Sans révéler la fin qui
est de toutes façons sujette à de nombreuses interprétations, je pense personnellement que Sissy est le "déclic" dont je parlais plus haut. Le dénouement du film est encore brillant, lui aussi.
L'effet de symétrie avec la scène du métro au début du film est saisissant, car (selon moi), le regard de Brandon a changé. La séquence se coupe juste suffisamment tôt pour qu'on puisse se faire
notre propre idée sur la question, mais ma vision des choses est pleine d'espoir pour ce personnage.
Bref, Shame est pour moi un pur bijou de réalisation premièrement, et de profondeur vis-à-vis du traitement des
personnages et notamment du personnage principal (la scène où il s'assoit sous la pluie est magistrale). Une grosse découverte que je ne suis pas prêt d'oublier !