Il est quand même scandaleux qu'un documentaire aussi incroyable et saisissant ne soit même pas connu en France. Et pour ne pas être connu,
il ne l'est vraiment pas. Il n'est disponible qu'en DVD, en importation depuis les USA (et encore, lorsqu'il est disponible !), avec pour seul choix de sous-titre : l'anglais. Pas évident, donc,
de se le procurer, ni de le voir et de le comprendre quand la langue ne nous est pas familière.
Même si le film a été assez mal reçu au début à cause de son côté dérangeant, il est
cependant reconnu comme étant un OVNI du cinéma, certes déprimant mais également intéressant. Le
New York
Times l'a décrit comme étant "
l'un des films les plus émouvants et brutaux jamais réalisés sur le suicide",
tandis que le
Chicago Sun-Times a partagé un plus personnel "
The Bridge est audacieux et inébranlable, à la fois obsédant et profondément mystérieux. Je doute que je l'oublierai un jour". Et il
faut admettre que je suis totalement d'accord avec ces deux commentaires. Ce film a été un tel choc qu'il m'est resté gravé dans la tête pendant un bon moment. Premièrement, parce qu'il est assez
impressionnant de voir de vraies personnes au terme de leur vie... Le fait de les voir parfois hésiter pour finir par enjamber la rambarde est dérangeant et met mal à l'aise. Car ce sujet est
tellement tabou dans notre société que le fait de voir réellement des personnes prendre la lourde décision de se donner la mort est douloureux. Même si le réalisateur nous apaise avec quelques
magnifiques images du pont, il parvient surtout à instaurer une atmosphère lente et déprimante.
Si le documentaire est si troublant et poignant, c'est évidemment parce que les images sont authentiques. De nombreux films traitent du suicide de
façon sublime et démoralisante, comme
Virgin Suicides, mais aucun n'a bien sûr le réalisme affreux de
The Bridge. Pendant un an,
Eric Steel a donc filmé les tentatives de suicides de 24 personnes, ce
qui nous donne cette effrayante moyenne : une personne toutes les deux semaines. Certains spectateurs peuvent être gênés par le fait que le réalisateur du film soit resté passif pendant tout ce
temps, capturant simplement des images, tel un voyeur, au lieu de porter secours à ces personnes. Je ne suis pas de cet avis, en tout cas ce n'est pas du tout ce que j'ai pensé en voyant le film.
Pour moi, c'est plutôt un vibrant hommage à toutes ces personnes. A travers des entretiens avec les proches des victimes, ou encore des témoins,
Eric
Steel ne prend jamais parti sur le suicide, ce qui est vraiment un point fort du film. A aucun moment il n'essaie de critiquer cet acte, il n'émet aucun jugement et se contente de
collecter des images et des témoignages. Sans chercher à apporter de solutions, le réalisateur reste objectif d'un bout à l'autre.
D'ailleurs, il n'essaie pas non plus d'expliquer le pourquoi du comment car, comme précisé dans le film, ces personnes sont dans un tel état
de mal-être qu'on ne peut tout simplement pas expliquer leur choix d'en finir avec la vie. On ne peut pas le comprendre car il nous dépasse. Si le film est si déprimant, c'est parce qu'il nous
montre que le suicide est, pour certaines personnes, tout sauf un acte stupide et irréfléchi. Le cas le plus troublant et émouvant est celui de
Gene
Sprague (
photo ci-contre). Il est l'élément central du film, puisque les images reviennent régulièrement sur lui, sur ses derniers instants et les témoignages de ses
proches. Un homme
a priori drôle et agréable à vivre, mais qui pourtant ne se sent pas à sa place sur Terre. Il est moralement pénible de constater que ces gens ne font pas
que
souffrir. Ils ne souffrent pas à cause d'une rupture difficile, ni d'un travail stressant, non. Ils souffrent tout simplement d'être en vie. C'est certainement ce qui fait la particularité d'une
personne comme
Sprague, et qui nous montre à quel point on ne peut pas la comprendre. Cet homme qui racontait sans arrêt qu'il allait bientôt
se suicider, sur le ton de la blague, sans être vraiment pris au sérieux. Alors que cette idée était une obsession. Même s'il faisait tout pour être heureux, il ne le pouvait pas, tout simplement
parce qu'il ne supportait pas de vivre dans ce monde.
Gene Sprague est un personnage qui m'a beaucoup intrigué et fasciné après le visionnage
du film, car même si on ne comprendra jamais ce qu'il a pu ressentir dans sa vie, il a ce quelque chose d'admirable que je ne saurais expliquer. En ceci, le film traite du mal-être de façon
parfaite. Il permet de remettre à leur place les personnes considérant que le suicide est l'acte le plus débile qu'un homme puisse accomplir. Bien sûr, je ne cautionne pas le suicide, c'est
évident, mais entendre les victimes de suicides se faire insulter après leur mort est pour moi intolérable, car ces remarques sont souvent issues de petites gens bien dans leur peau qui ne
parviennent pas à s'imaginer, ne serait-ce qu'un instant, ce que les victimes ont pu endurer, psychologiquement parlant, avant d'en conclure que leur seule option était d'en finir.
Le film est également intéressant du point de vue des réactions des gens. Par
exemple, le film présente le cas d'une femme qui a vu, dans son rétroviseur, quelqu'un sauter du haut du pont. Alertant le garde-côte, et lui demandant si ça arrivait souvent, celui-ci lui a
alors répondu, avec un léger sourire de compassion "Ca arrive tout le temps". Des propos qui peuvent surprendre mais
qui ne font que traduire la banalité d'un suicide du haut du Golden Gate Bridge. Surprenant également d'entendre cet homme, qui prenait en photo une femme
sur le point de sauter, ne se rendant absolument pas compte de ce qu'il avait sous les yeux (photo ci-contre). De même, il y a l'histoire de cet homme, qui a réalisé, au moment de
sauter, qu'il ne souhaitait pas mourir. Un miraculé qui nous livre ses impressions devant la caméra. Il nous explique qu'avant de sauter, en larmes, un jeune couple s'est approché de lui
simplement pour lui demander de les prendre en photo du haut du pont, n'ayant que faire de sa condition. C'est un témoignage qui m'a choqué, d'autant que cet homme est extrêmement touchant.
Car l'émotion est également au rendez-vous dans ce film. Il n'y a aucun débat ni grande réflexion sur le suicide. Par contre, il est larmoyant à souhaits, entremêlant des bouts d'interviews
avec des images du pont. Le tout est vraiment très bien monté, et nous touche profondément grâce à Alex Heffes, le compositeur à
l'origine de la musique du film "The Shadow of the Bridge" qui nous accompagne tout au long du film. Rarement on aura eu droit à une musique
aussi déprimante, à la fois belle et obscure, que j'associe maintenant immédiatemment aux images de Gene Sprague et à cette sombre
tristesse qui colle au film. Cette musique est pratiquement introuvable mais on peut quand même l'écouter sur le site officiel du film, en suivant ce lien.
Le film est difficile à trouver, il est disponible à un libre visionnage sur le site américain Hulu.com, mais seuls les habitants des Etats-Unis sont en droit de le voir. Etant donné que le film est proposé légalement sur cette
plate-forme, je ne pense pas faire de mal en vous confiant qu'on peut voir ce film sur Youtube, en 9 parties. Il n'y a aucun sous-titrage sur ces vidéos, ce qui est dommage car les
témoignagnes sont vraiment émouvants et en disent beaucoup sur la personnalité des victimes, mais si ça peut vous contenter, voici le lien de la première partie du film. Autrement, il vous reste toujours la possibilité de le commander en DVD
(mais bon courage).
Pour finir cet article, voici quand même la bande-annonce de ce documentaire :