Ce film est merveilleux. Si mon exploration du cinéma des années 60 continue sur cette voie, je vais passer une putain de semaine. Grand échec commercial à cause des événements de mai 68 qui ont conduit à l'annulation du Festival de Cannes, Je t'aime, je t'aime est mon premier Alain Resnais (si on exclut le glaçant Nuit et Brouillard) et je ne peux que vous le conseiller : c'est une pépite. Ce film de science-fiction français n'est probablement pas étranger à l'existence de films comme Eternal Sunshine of the Spotless Mind ou L'armée des 12 singes (même si ce dernier est plutôt inspiré de La Jetée, sorti 6 ans avant l'œuvre de Resnais).
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Lorsque j'ai lu son pitch, j'ai immédiatement cherché à le voir (pour les curieux, il est disponible sur LaCinetek pour moins de 3€). C'est l'histoire de Claude Ridder (Claude Rich), un homme qui vient de rater son suicide et à qui on propose d'être le premier cobaye d'une expérience de voyage dans le temps. A l'aide d'une machine, des scientifiques prétendent effectivement pouvoir envoyer un homme dans son passé, exactement un an auparavant et pendant une minute seulement. Malheureusement, l'essai tourne mal et Claude se retrouve prisonnier de la machine, forcé à revivre des morceaux de son passé dans un ordre complètement aléatoire.
Le synopsis est prometteur d'un montage très original (surtout pour l'époque), et sur ce point, Je t'aime je t'aime ne déçoit jamais. Clairement, le montage et l'enchaînement des scènes (parfois répétées, parfois brutalement coupées) fait toujours sens et s'avère être la force majeure du film d'Alain Resnais. Le cinéaste a travaillé sur le projet pendant 5 ans (il fallait au moins ça pour résoudre ce casse-tête créatif), en étroite collaboration avec l'écrivain Jacques Sternberg qui a imaginé l'idée de départ et écrit le scénario en grande partie. L'auteur aimait à comparer la vie du protagoniste à un jeu de cartes qu'on aurait laissé tomber par terre, où chaque carte représenterait un souvenir. Les cartes visibles sont contées au spectateur, dans le désordre, tandis que les autres, cachées, ne seront jamais dévoilées.
On aboutit donc à un film de 90 minutes très mystérieux, succession de petits moments de vie qui, si on les reconstitue comme des pièces de puzzle, forment une histoire cohérente et poignante. J'en parle souvent sur le blog, mais j'aime répéter que je suis très sensible au sujet de la mémoire et de la nostalgie, notamment lorsque le thème du souvenir apporte une valeur émotionnelle au récit. C'est par exemple le cas dans Le Scaphandre et le Papillon que j'ai découvert récemment. Il y aurait d'ailleurs bien des rapprochements à faire entre les deux films, comme cette merveilleuse poésie liée à la plage, à ceci près que Je t'aime je t'aime n'est pas proposé en vue subjective.
Au fur et à mesure, les éléments importants du passé de Claude nous sont révélés dans une maîtrise du montage qui frise la perfection, expliquant aussi bien sa personnalité pessimiste que sa tentative de suicide. Comme l'annonce d'ailleurs son titre, Je t'aime je t'aime aime jouer avec la répétition, créant parfaitement cette sensation que le personnage principal est perdu dans les méandres de son cerveau. A la fois perdu et en quête du temps perdu, Claude va également profiter de cette expérience pour chercher un sens à tout ceci, et c'est souvent poignant. Claude Rich est parfait pour le rôle, il parvient à transmettre par ses regards tout le désarroi et la passivité qui animent son personnage.
Le film est ludique par bien des aspects : bien sûr par le montage qui provoque parfois quelques amusements, mais aussi par cette envie pour le spectateur de remettre ces vignettes dans le bon ordre afin de comprendre précisément ce que Claude recherche. Certes, l'image a vieilli et la photographie n'est pas toujours miraculeuse, je pense que le film mériterait une remastérisation notamment des couleurs (l'ensemble est assez terne, du moins sur la copie que j'ai visionnée). On a parfois l'impression, pour les connaisseurs, de se retrouver avec l'image assez grise et monotone de la série Le Prisonnier, sortie quasiment à la même période. De même, la représentation de la machine à voyager dans le temps est assez désuète et plutôt moche, même si l'idée de représenter une sorte de cerveau-utérus est pertinente.
Malgré tout, le film propose un code couleur assez intéressant et, si on est suffisamment attentif, on remarque qu'il est globalement porté par le rouge et le vert. Au bout de 40 minutes, l'un des personnages secondaires lance en arrière-plan, comme si de rien n'était, les clés de décodage : "Le rouge, c'est pour le futur. Le vert, c'est pour la psychose". Le rouge, dans le film, est principalement présent en tant que couverture du lit de Claude et Catrine : elle les enveloppe à des moments où celui-ci symbolise leur amour et l'idée d'un possible futur pour leur couple.
Petit à petit, les deux personnages s'éloignent de ce lit à mesure que Catrine sombre dans une forme de dépression dont on ne saura jamais vraiment la nature (Olga Georges-Picot est absolument incroyable de bout en bout). Leur histoire d'amour, teintée d'une violence verbale qui glace parfois le sang, se délite peu à peu. Dans un premier temps, ils s'assoient au pied du lit puis, plus tard dans la chronologie de l'histoire, Catrine épluchera des légumes verts alors que les deux personnages tournent le dos au lit rouge.
Lorsque Catrine et Claude verront leur couple s'éteindre, on nous parlera alors de Glasgow et ses paysages verdoyants, et la couverture prendra alors une teinte mi-rouge, mi-verte.
Bref, Je t'aime, je t'aime fut pour moi une expérience magnifique, film à qui Michel Gondry a clairement fait écho dans Eternal Sunshine of the Spotless Mind (l'un de mes films chouchous) et qui, si on pousse l'analyse encore plus loin, pourrait même servir de base à des scénarios labyrinthiques modernes comme Memento. On a affaire à un film fantastique français et expérimental des années 60, et je constate avec amertume et tristesse que le cinéma français d'il y a bientôt 60 ans avait beaucoup plus de choses à raconter que celui d'aujourd'hui.