Une folie orageuse
Dans cette première partie, je vais essayer de développer le point de vue avec lequel je me sens le moins proche. La première fois que j'ai vu
Take Shelter, à la fin du film ma réaction a été claire, nette, sans doute possible : Curtis n'est définitivement pas fou contrairement à ce qu'on veut
nous faire croire en introduisant les psychologues, le personnage de la mère de Curtis, et ses prédictions se réalisent finalement de façon merveilleuse dans la dernière scène. Je reviendrai sur
ce point de vue dans la deuxième partie.
En traînant sur des forums, j'ai croisé une personne qui pensait au contraire que la scène finale du film pouvait éventuellement être un ultime
cauchemar de Curtis. Certains diront que c'est illogique compte tenu du fait que tous les personnages voient la tempête arriver avant Curtis, et qu'on ne se place plus du tout derrière son
regard. Sa fille Hannah est la première à remarquer la tempête, suivie de peu par Curtis et Sam, ainsi que le spectateur lui-même, par l'intermédiaire de la baie vitrée. En effet, lorsque la
caméra se pose sur Samantha regardant la tempête, elle montre également dans le reflet de la vitre des tornades qui se forment, ainsi qu'un raz-de-marée approchant. Cette façon de filmer n'est
clairement pas là par hasard, c'est à mon avis pour suggérer que cette fois-ci, la scène est montrée sous un point de vue universel et purement objectif, et non pas soumis aux hallucinations ou
aux rêves de Curtis. J'y reviendrai après.
(Je n'ai malheureusement pas pu trouver les images que je voulais pour illustrer mon article,
j'aurais préféré choper les scènes de regards entre les deux acteurs principaux mais c'est introuvable)
Cependant, dans le rêve précédent, celui de l'attaque des oiseaux, on peut remarquer qu'à ce moment déjà, c'est bien la fille Hannah qui remarque quelque chose de
louche en premier. C'est elle qui s'écarte pour aller se planter sur la route, et c'est seulement à ce moment que Curtis s'inquiète. Théoriquement, il n'est donc pas impossible que la scène
finale soit un énième mauvais rêve de Curtis. Mais pour moi, considérer cette éventualité scénaristique nous fait pousser la réflexion un peu trop loin au lieu de ressentir ce que le réalisateur
a voulu montrer, tout comme dans
Shutter Island d'ailleurs, où le "meilleur" point de vue à adopter est relativement clair. Quand je parle de
"meilleur" point de vue, j'entends par là le point de vue qu'a voulu faire passer les réalisateur/scénariste. Après libre à nous de nous faire notre idée, mais est-ce vraiment nécessaire ?
Pour
Shutter Island (film que je ne spoilerai pas ici je vous rassure) comme pour
Take Shelter, j'aurai tendance à répondre non (même si bien entendu je respecte toujours hautement tous les points de vue les plus plausibles). Pour moi,
il n'est pas nécessaire de se creuser la tête à ce point. Dans
Shutter Island, rejeter l'évidence proposée par
Scorsese revient pour moi à mettre de côté les détails les plus rusés du scénario, les gestes les plus imperceptibles des personnages qui prennent
soudainement toute leur importance à la deuxième vision, la rendant ainsi bien meilleure que la première. Dans
Take Shelter, rejeter
l'évidence (ou la quasi-évidence) proposée à la fin du film me parait être inhibateur d'émotion. En effet, à supposer que Curtis soit vraiment fou, que fait-on de cette fin de film ? Si les
dernières images de
Take Shelter sont uniquement rêvées par Curtis comme tout au long du film, alors le film ne prend pas d'envol émotionnel,
et la fin du film tombe finalement à plat même si ça s'avèrerait terrible pour lui. Les regards appuyés et ébahis entre Sam et Curtis perdent toute leur valeur et n'ont finalement aucune raison
d'être.
Tout l'épisode de l'abri anti-tempête garde par contre sa puissance émotionnelle, car si Curtis est dans un délire paranoïaque, la force avec laquelle
il accorde sa confiance à sa femme et sa fille est une pure merveille, finalement aussi belle que l'amour que porte réciproquement Sam à Curtis. Mais à l'inverse, je vais reparler plus en détails
de cette scène après et je pense qu'en se plaçant sous le second point de vue, la scène de l'abri est encore plus saisissante et émouvante.
Non, le seul réel intérêt que je vois à ce point de vue est d'ordre purement métaphorique et psychologique. Si Curtis est fou, alors sa maladie est joliment
symbolisée par cette tempête qui arrive, qui gronde. Curtis a autant peur de l'arrivée d'une vraie tempête que de l'arrivée d'une telle maladie, c'est d'ailleurs ce qui rend son personnage
poignant et attachant. Mis à part ce rapprochement tempête/maladie, je trouve que le second point de vue est beaucoup plus passionnant et touchant.
Un sixième sens qui fait souffrir
Plaçons-nous à présent sous le second point de vue, celui qui me plait beaucoup plus, qui me prend aux tripes bref, celui qui est à mon goût clairement
suggéré par le film. Pour moi, il est clair que Curtis, malgré son côté "mythe de Cassandre", prouve à la fin du film qu'il avait raison. Il le prouve à tout le monde mais surtout à lui-même, car
c'est l'un des traits du personnage principal les plus percutants, celui qui me touche le plus : Curtis doute lui-même de sa santé mentale, et ce pendant tout le film.
Dès le départ, lorsqu'il emprunte le bouquin sur "Comprendre la maladie mentale" à la bibliothèque, puis affronte sa mère et divers psychologues, Curtis
fait un travail énorme sur lui-même. Cette remise en question de lui-même est magnifique, je trouve, car ça nous crée un personnage principal qui souffre de ses visions physiquement mais
également moralement. Il fait des cauchemars, puis souffre du regard qu'il a sur lui-même avant de souffrir pleinement du regard d'autrui et du mal qu'il fait à ses proches. Seulement voilà,
Curtis doute également de ses visions et quelque chose en lui lui donne la force d'assumer son éventuelle folie jusqu'au bout, quelles que soient les réactions de sa femme, son collègue, son
frère, si tant est qu'il y ait une minime chance que ses rêves soient prémonitoires. Il a donc une volonté d'aider à tout prix sa femme et sa fille qu'il aime plus que tout, quitte à les faire
souffrir et à se faire souffrir lui-même. Je trouve ça très puissant, et d'autant plus puissant si on considère qu'il n'est absolument pas fou.
Effectivement, comment alors ne pas prendre pitié pour ce pauvre homme qui a raison sur toute la ligne mais souffre tellement du jugement des autres qu'il est
obligé de se juger lui-même ? C'est principalement la raison pour laquelle je ne pourrais jamais trouver
Take Shelter ennuyeux, tout
simplement parce que tout le film se base presque uniquement sur ce conflit intérieur et psychologique qui s'avère passionnant, magnifique et procure un flot d'émotions rarement atteint au
cinéma.
Je prends pour exemple l'une des scènes les plus marquantes du film : la sortie de l'abri anti-tornade. La scène pendant laquelle Sam demande à Curtis d'aller
ouvrir la porte avec tant de douceur, de compréhension et de patience est l'une de celles qui m'a le plus ému, tous films confondus. Un instant seulement, le spectateur pense que Curtis va rester
fermement dans son délire et obliger sa femme et sa fille à ne pas bouger de l'abri. On pense, ne serait-ce que quelques secondes, que Curtis va garder la clé et empêcher tout le monde de sortir.
Mais ça ne dure que quelques secondes, voire quelques centièmes de seconde, car
Jeff Nichols ne tombe pas dans ce cliché absurde et reste
cohérent avec ses personnages jusqu'au bout. Curtis est au bout du rouleau, il pleure comme pas possible, terrassé à l'idée qu'il puisse réellement être fou. Abattu parce qu'il a peur de ce qui
se trouve dehors et craint pour la survie de sa petite famille. Mais là, signe d'amour et de confiance infinie, Curtis lâche dans un murmure plein de sanglots "
je ne peux pas...", avant de tendre difficilement la clé à sa femme.
C'est pour moi le geste le plus touchant et le plus marquant du film, dans lequel réside toute la confiance qu'il porte à Sam, à qui il confie son destin
sans broncher, admettant qu'il a peut-être tort mais ne peut s'empêcher de lutter contre ses convictions. C'est vraiment très très puissant, d'autant que l'amour qui flotte dans ce couple ne s'en
tient pas là. Car, réciproquement, la réponse de Samantha est tout aussi sublime et poignante : "
tu dois le faire toi-même, c'est à ce prix que tu pourras rester
avec nous". Abattue elle aussi de voir son mari dans un tel état, elle fait preuve d'une grande force et d'une grande philosophie pour le sortir de là. C'est somptueux et
merveilleux.
Qui plus est, la musique de cette scène (
Storm Shelter, signée
David Wingo) monte en puissance tout au long de la scène, atteignant son paroxysme lorsque Curtis décide enfin d'ouvrir la porte et que le spectateur est
sur les nerfs (mais merde, y'a quoi dehors ??). Cette musique que je passe maintenant en boucle depuis quelques jours est une pure beauté qui transforme la situation du film en des larmes de
puissance et d'émotion pour le spectateur. C'est du pur cinéma et c'est réellement tout ce que j'attends ressentir en allant voir un film.
De même, la fin du film est alors démesurément puissante, notamment dans les regards que se lancent les deux personnages. Ces regards qui veulent
tout dire, Curtis commençant par se retourner vers Sam, la questionnant du regard "toi aussi tu le vois ?", preuve qu'il n'est finalement pas fou. Rien que cet appui qu'il cherche envers Sam est
poignant...
Le regard de Sam suivi de son acquiescement est emprunt d'une puissance émotionelle remarquable, d'autant qu'ici encore
David Wingo n'a pas raté son coup. La musique, "
At the Beach", qu'on avait déjà
entreaperçue dans la bande-annonce, est une beauté sans nom, collant magnifiquement à la scène et à l'échange de regards entre les deux acteurs. Franchement, on connait
Jessica Chastain depuis peu et je n'avais personnellement jamais entendu parler de
Michael Shannon,
mais ces deux acteurs me semblent être d'incroyables révélations pour l'avenir du cinéma. Leurs regards sont tellement vrais, criants, poignants que je n'en reviens toujours pas. L'un des plus
frappants est le double regard qu'a Curtis envers Sam en se retournant à deux reprises, visiblement surpris lui-même d'avoir eu raison depuis le début... Il tombe autant des nues que sa femme, et
tous les deux se réunissent alors pour assister à ce qu'on imagine être leur fin. C'est à pleurer, surtout que la musique est vraiment un délice. On voit que
Wingo a compris l'essence même d'une musique de film : le fait de faire monter en puissance sa musique jusqu'à presque nous assourdir est le signe qu'il
a tout compris.
Qui plus est, ce point de vue donne tout son sens aux dernières répliques du film, lorsque Curtis dit à sa femme : "Samantha ?" et que celle-ci répond "Ok", un OK d'excuse et de compassion qui pourrait s'approcher d'un
"maintenant je vois pourquoi tu as fait tout ça", et qui veut tout dire. C'est beau et ça conclut le film de façon sublime. Après la projection, on ne peut d'ailleurs que se dire une chose :
finalement Curtis a mis des mois et des mois à préparer son abri anti-tornade, il a ruiné sa famille, s'est démené pour qu'on ne le prenne pas pour un fou, et finalement alors que tout le monde
a réussi à le convaincre qu'il a une maladie mentale, on se rend compte qu'il avait raison et qu'il se trouve désormais à des kilomètres et des kilomètres de son abri... C'est triste et c'est
désespérant. Mais c'est un dénouement sublime.
Deux personnages qui s'aiment
Vous le voyez donc, mon avis va clairement sur le second point de vue selon lequel Curtis n'est pas fou et que ses rêves étaient finalement prémonitoires. Cette fin est
tout aussi puissante et triste que la première, puisque si on considère que les visions de Curtis sont prémonitoires (chose confirmée par l'étrange pluie orange qui tombe sur la main de
Samantha), alors ça signifie que ses rêves auront peut-être tendance à se produire et que cette pluie va rendre les gens complètement dingues, etc. Ca fout les boules pour leur avenir et c'est
une des multiples façons de voir la fin.
Quoiqu'il en soit, et quelque soit la fin considérée, il reste indéniable que l'émotion est présente sous tout point de vue, et ceci pour la simple et
bonne raison que cette émotion forte est créée par l'amour mutuel entre Sam et Curtis.
Premièrement, l'amour de Curtis envers Sam, dont j'ai déjà parlé, est magistralement montré avec intensité lorsqu'il lui accorde toute sa confiance et
souhaite remettre entre les mains de sa femme la clé qui pourrait mener à leur perte. Il fait confiance à Sam en admettant qu'il peut être fou, et c'est réellement puissant. Pendant tout le film,
Curtis fait pitié et l'acteur
Michael Shannon le fait ressentir avec sa voix, lorsque Curtis s'excuse constamment, qu'il se prend une gifle
et reste seul face à sa culpabilité. D'un côté il doit gérer sa pulsion qui lui commande de protéger sa famille, et de l'autre il doit songer à l'éventualité d'avoir hérité de la maladie de sa
mère.
Deuxièmement, et ça j'en ai plutôt parlé sur
l'autre article, c'est incontestablement l'affection de Sam envers
Curtis. Elle le voit souffrir constamment, et sent que sa folie le rend incontrôlable, mais jusqu'au bout elle le soutient, le prend dans ses bras, pose sa tête sur son épaule, cherche à le
comprendre, lui sert d'appui. L'une des scènes les plus belles du film à ce propos est la scène du repas commun dans la grande salle. Curtis pète les plombs, gueule que tout le monde va se
prendre une tempête pas possible sur le coin de la tronche, et l'assemblée le prend pour un fou. Tout le monde le rejette, a peur de lui, sauf Sam qui s'approche de lui les larmes aux yeux,
réalisant que son mari ne va pas bien, et prend son visage entre ses mains pour l'aider et le consoler. C'est un très beau moment de cinéma pour ma part qui une fois de plus m'a transmis un
tonnerre de frissons, de larmes et d'émotions.
Je sais, j'ai l'émotion facile mais je pense avoir réussi à mettre des mots sur ce que j'ai ressenti en voyant ce film.
Take Shelter pour moi c'est un film qui va rester longtemps gravé. Comme je le disais, j'attendais de voir ce film une deuxième fois pour être sûr de lui
attribuer
un point rouge, et bien voilà qui est fait, et tant pis pour
Eternal Sunshine of the Spotless Mind qui va devoir lui laisser sa place dans le top 25...